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Les enfants du paradis | Marcel Carné (1945)

Les enfants du paradis
de Marcel Carné
1945

« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour… »

Dans ce film qui trace les destins croisés de trois personnages dans le milieu du théâtre parisien du 19e siècle, il est bien sûr question d’amour, un amour fou et impossible, un amour qui ne peut ni se consommer ni se consumer. C’est une tragédie cruelle, une danse désynchronisée, une suite de mauvaises circonstances et d’occasions ratées.

Baptiste est un rêveur, un idéaliste. « Une nuit que la lune était pleine, il est tombé… », assénera son père en le présentant aux badauds, tel un animal de foire, un être incompréhensible, inaccessible, idiot même.
Mais peut-être que si Baptiste s’exprime peu avec les mots, il écoute, observe, décortique, décrypte et mémorise chaque attitude. Son monde est intérieur. Il trouvera un autre moyen de s’exprimer. Avec son corps, ses mains, son regard. Il apprendra à émouvoir, faire rire ou faire peur sans jamais prononcer un seul mot.

 

« Tu crois que c’est possible ? » lui demandera Frédérick, jeune comédien à la gouaille volubile et au charme séducteur auquel aucune femme ne semble résister. Raconter des histoires sans parler ? Impensable pour ce drôle de phénomène qui a bien compris que les mots étaient un atout puissant.
A l’inverse de Baptiste, Frédérick multiplie les conquêtes féminines, il bondit, sautille et déclame avec passion. Son énergie féline, son audace, son culot lui apportent tous les succès. Inconséquent, gourmand, fervent épicurien, il goûte à tout et papillonne sans attaches. Son rêve : devenir le plus grand comédien du siècle.

Et puis il y a Garance.
« — Garance, c’est le nom d’une fleur…
— une fleur rouge comme vos lèvres…  »
Garance (Arletty) est éprise de liberté. Elle ne veut appartenir qu’à elle-même. Fille de blanchisseuse, modèle pour des peintres, son indépendance et son esprit moderne scandalisent. Par elle, Prévert a donné chair et vie au personnage de l’un de ses poèmes, Je suis comme je suis. La femme libre, forte, pensante, moqueuse, sensuelle … ce thème, depuis toujours très cher au poète, sert de toile de fond à presque toute son œuvre. Ici, il lui donne toute sa dimension.

 

Baptiste est un idéaliste, il veut que Garance l’aime autant qu’il l’aime. Mais est-elle faite pour cela ? Garance vit au jour le jour, comme une fleur qui s’ouvre à chaque nouvelle aube. Frédérick, attirée par la lumière, tourne aussi autour de la belle jeune femme.
« C’est si simple d’aimer… » chuchotera un soir Garance.
C’est l’histoire d’un amour qui aurait pu être simple mais que tout va compliquer.
Marcel Carné nous livre ici les deux principes de base de la tragédie : L’amour impossible et l’amour non partagé. Nathalie (émouvante Maria Casarès), effacée, amoureuse obstinée, aveuglée par son amour pour Baptiste, pourtant sans retour, ne cessera à aucun moment avec une volonté inébranlable de croire à la force de ces sentiments qu’elle veut et pense indestructibles.
Chacun d’entre eux connaîtra la blessure de l’amour et les affres de la jalousie qui s’insinue et distille patiemment son venin pour empoisonner les cœurs et les esprits jusqu’au drame.

Autour de ces personnages inoubliables, un décor, un paysage chargé d’histoires : Paris, avec ses ruelles et ses mystères. Le chef opérateur du film, par un travail admirable d’effets d’ombres et de lumières sublimés par les contrastes du noir et du blanc, contribue à la rendre toujours plus mystérieuse, imprévisible et romantique.
L’histoire commence, et ce n’est pas anodin, sur le Boulevard du Crime, qui était le surnom donné au 19e siècle au Boulevard du Temple à Paris. Celui-ci accueillait les attractions des forains et de nombreux théâtres aux spectacles mélodramatiques, remplis de brigands et d’assassins.
Car dans ce film, Marcel Carné nous raconte aussi la passion de la scène et du monde du théâtre.
« Écoute-les au paradis ! … » Ainsi était nommé le dernier étage des théâtres, celui qui accueillait la population la plus pauvre, les Enfants du Paradis.
Le personnage de Baptiste, joué par l’extraordinaire Jean-Louis Barrault au corps souple et dont le regard profond cache une infinie tristesse, se révèle être Jean-Baptiste Gaspard Deburau. Cet illustre pantomime du début des années 1820 avait su révolutionner et revaloriser cet art en y apportant une grande modernité.
Frédérick Lemaître, interprété par un Pierre Brasseur virevoltant, quant à lui n’est autre que l’évocation du célèbre acteur adulé de drames romantiques, ayant lui aussi exercé sur le Boulevard du Crime de l’époque.

Face à ce trio éblouissant, un autre personnage sorti de l’Histoire aura aussi son rôle à jouer dans les rouages de cette intrigue, Pierre-François Lacenaire, criminel notoire, dandy élégant et cynique, atypique et fascinant, incarné magnifiquement par le comédien Marcel Herrand.
« Mes précepteurs me disaient :
— Vous êtes trop fier Pierre-François, il faut rentrer en vous-même.
Alors je suis rentré en moi-même. Je n’ai jamais pu en sortir. Les imbéciles, me laisser avec moi-même, eux qui me défendaient les mauvaises fréquentations… »
Ce personnage associable, solitaire, haineux du monde, gravite pourtant lui aussi près de Garance, axe central et phare autour duquel le récit va s’articuler jusqu’à son dénouement final.

 

Filmé sous l’Occupation, dans des conditions très difficiles, le film sortira en 1945, à la libération, en deux parties car jugé à l’époque trop long pour une seule projection. Marcel Carné vient de finir le tournage des Visiteurs du Soir, qui lui vaudra un très grand succès.
Il confie à nouveau, pour notre plus grande joie, au poète surréaliste Jacques Prévert d’en écrire les dialogues au réalisme poétique envoûtant, sensible et parfois cruel. Joseph Kosma (La Grande Illusion, La Bergère et le Ramoneur) composera la musique du film et des ballets de pantomime avec Maurice Thiriet (Fanfan la Tulipe).
De cette épopée au rythme crescendo, qui marquera à jamais l’histoire du cinéma français, chacun en sortira indemne ou pas, certainement pensif, rêveur, nostalgique, charmé et envoûté à vie.

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Author: Sylvaine Collart

Graphiste free-lance depuis 2005 pour des maisons d’édition et de presse, comme Milan ou Hachette, Sylvaine Collart crée et réalise des maquettes sur mesure, aux couleurs acidulées et au graphisme amusant. Sa passion de l’écriture et du livre l’a tout naturellement poussée à vouloir rencontrer les lecteurs afin d’échanger avec eux autour de leurs attentes. C’est ainsi qu’elle a investi en 2014 le métier de libraire au rayon jeunesse de l’enseigne Cultura à Portet-sur-Garonne (31). Son intérêt pour la communication et le contact humain l’a ensuite rapidement portée vers la mission parallèle de chargée de l’évènementiel au sein du magasin, organisant rencontres et dédicaces avec auteurs, illustrateurs et photographes de la région et d’ailleurs. Elle conçoit des quizz, concours, ateliers et soirées à thèmes autour d’évènements inédits.

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